vendredi, mars 30, 2007

Retour vers le Nord


Ça y est, de retour vers notre mère-patrie! Enfin, je dis «notre» alors qu’il ne s’agit en réalité que de moi puisque je suis la seule Canadienne à bord. Autrefois, le Gypsum Baron était enregistré à Londres (Angleterre) mais avait un équipage canadien et des hauts gradés britanniques. Je suis la seule rescapée de cette époque bénie, avec mon capitaine Écossais, depuis que le pavillon est devenu Bermudien.

Je ne me targue habituellement pas de mon statut de Canadienne (qui me donne le privilège de faire les emplettes pour le bateau...), mais Hantsport est un peu mon petit chez-moi, et je considère la baie de Fundy comme mon entrée de garage.

Ce matin, en me levant, juste avant de prendre mon café rituel, je vais faire un tour sur le pont. Il est 06h, le soleil va bientôt se lever. L’air commence à fraîchir, on sent l’automne arriver. Mais ce qui frappe mon cerveau reptilien (le reste du cerveau n’est pas encore tout à fait éveillé), c’est le fumet! En fait, le cerveau reptilien ne sert qu’à ça, je crois : recevoir des fumets. L’iode, les algues, le poisson, toutes ces senteurs maritimes qui disparaissent quand on est trop au large, ou bien près des côtes urbanisées…

Dans la baie de Fundy, les eaux ont une teinte brune, rouge et ocre. Rien à voir avec le turquoise des Antilles ou des Caraïbes. Mais tout de même rien à voir non plus avec la pollution de la rivière Hudson avec ses eaux malsaines. Ici, le sol même est rouge. Boueux. Et les marées de 13 mètres, les plus hautes au monde, contribuent à brasser le tout. Il s’agit donc d’un brun noble, donc acceptable pour ma fierté pan-canadienne. Les Rocheuses peuvent aller se rhabiller.


Trois heures avant la marée haute...


... et à la marée haute!

Hantsport, comme durée d'escale, c’est un clin d’œil dans nos voyages. Que dis-je, un frémissement de cil. Ou de poil de jambe. C’est rapide, c’est entre deux marées, c’est trois heures (maximum). On s’y prépare longtemps en avance. Nous planifions notre vitesse pour y arriver trois heures avant la marée haute, à lège, pour charger, à fond les manettes, avec deux convoyeurs, avant même que le «Finish with Engine» ne soit sonné sur le télégraphe. Puis on repart à l’étale de la marée haute, pour que la marée descendante nous guide vers le large. Mais surtout parce que dès que nous sommes chargés, si la marée descend d’un poil (de jambe?), nous touchons le fond.

Au-delà de la poésie du petit chez-soi romantique, une planification s’impose. Déjà, il faut décider qui du chef mécanicien ou de moi (second mécano) ira à terre. L’un de nous doit rester à bord. Celui qui sort gagnant de cette confrontation a cependant du pain sur la planche. Avec le chef polonais, c’est habituellement moi qui gagne (ou qui s'y colle). Une demi-heure avant la fin de la manœuvre, quand on commence à voir le quai au loin, le chef vient me remplacer dans la salle des machines. Je me hâte d’aller chercher mon courrier (arrivé via le remorqueur quelques minutes auparavant), histoire de voir si j’ai des comptes urgents à payer, puis je m’habille en civil. J’enfile pardessus mon civil : mon gilet de sauvetage, mon casque de sécurité, mes lunettes protectrices, qui constituent l'équipement réglementaire pour obtenir le droit de passer sur le quai.

On a l'air malin, au supermarché, avec notre accoutrement!!!

J’ai, en plus de la mienne, la liste d’achat de la moitié de l’équipage, ma carte de téléphone pour donner quelques nouvelles à mes proches, mon ordinateur portable pour aller chercher mon courriel, mon carnet de banque…

Juste avant qu'on accoste, je m’installe à proximité du gangway et j’attends que les matelots finissent de l’attacher. Dès le dernier nœud terminé, je me précipite. Je salue les gars de terre en passant, je me hâte vers la petite cabane en haut de la côte. Je me déleste de mon gilet de sauvetage et tout cet équipement qui me donnerait un air bizarre au village. J’attrape le téléphone, je fais quelques brefs appels, prends mes courriels, puis les choses sérieuses commencent. Je quitte l’enclos de la Gypsum et j’arrive en Ville!!! Enfin, au village...

Arrêt au bureau de poste, arrêt au petit magasin du coin pour vérifier les billets de loteries des ti-gars, arrêt à la banque, arrêt au supermarché pour effectuer les commissions de tout le monde… Il n’est pas rare qu’au supermarché je rencontre certains de mes gars. Souvent le cook lui-même, parfois d’autres, qui font provision de cochonneries pour un party qui s’en vient.

J’en profite pour recruter quelques bras pour mon prochain arrêt, la quincaillerie. C’est là que je fais les achats pour la salle des machines. Outils, joints, accessoires électriques, tout ce qui est un peu trivial mais trop pressé pour attendre que la commande soit acceptée par les Bermudes, autorisée par Manille, cotée par diverses compagnies américaines, approuvée de nouveau par les Bermudes, commandée finalement, puis livrée par la compagnie choisie, qui la confiera à une agence de distribution, qui l’enverra dans le port supposé où nous devrions arriver éventuellement.

Gare à nous si notre horaire change! Quand on a besoin d’une rondelle d'étanchéité parce que notre toilette coule, c’est un peu chiant (et je pèse mes mots) d’attendre tout ce temps.

Parfois, par solidarité, l’un des bateaux de la Gypsum ramène à Hantsport (point de rassemblement universel des Gypsum King, Gypsum Baron, A.V Kastner et Gypsum Centennial) les boîtes qui sont destinées à l’autre. Nous fréquentons tous les mêmes ports, ou à peu près. Il y a cependant le risque que le Centennial, alléché par le contenu de la commande qui nous est destinée, nous pique quelques gants de travail, quelques boulons, quelques outils. Mais ce sont des risques calculés. Le fautif s’expose à une vengeance!

Heureusement que Hantsport n’est pas très grand. Le chemin du retour se fait habituellement à la course, sacs d’épicerie en main, pack-sac rempli à ras-le-pompon sur le dos, en écoutant avec inquiétude le bruit du chargement. On entend la roche tomber jusqu’au centre-ville! Tant que le chargement n’est pas terminé, il y a espoir de ne pas rater le bateau. Je dois me hâter car personne n’attendra après moi. Le navire doit quitter, même si le capitaine en personne manque à l’appel, sinon c’est l’échouage à marée basse.

Un dernier arrêt à la cabane en haut de la côte pour ré-enfiler l’équipement de sécurité, puis je dévale la côte au pas de course, en faisant attention pour ne pas déraper dans la boue de gypse qui couvre le sol. Le premier maître, qui surveille la fin du chargement à partir du quai, me nargue en tapant des mains en cadence. Les matelots sur le pont, déjà à leur poste prêts à larguer les amarres, m’encouragent avec de grands gestes de la main. Les gars de terre, habitués à me voir arriver à la dernière minute, arborent un sourire narquois.

Et moi, jurant qu’on ne m’y reprendrait plus, je cours, je cours, je cours… et j’y arrive de justesse, juste après que le premier maître soit remonté à bord et que le dernier des gars de terre soit descendu.

Je file vers la salle des machines, moins pour reprendre mon poste au plus vite pour remplacer le chef, que pour éviter les reproches du capitaine. Je dois d’abord reprendre mon souffle dans le calme de la salle des machines.

Le «stand-by» est déjà sonné, la manœuvre est commencée, le chef hoche la tête mais ne dit rien (vu que je lui ai ramené une cargaison de thé) et nous sommes repartis vers de nouvelles aventures.

Un autre voyage à Stony Point, et dans moins d’une semaine, nous reviendrons à Hantsport!