dimanche, février 19, 2006

Ne touchez pas à ma marée...

Ou… « The fight for the tide! »

Gypsum Baron, 23 mars 2002…

En route pour Hantsport. Selon notre horaire, nous y serons pour la marée de la nuit suivante, le long du quai pour 04h30, soit trois heures avant la marée haute. Nous nous préparons en conséquence, surtout que le lendemain est un dimanche, journée internationale du pognage de cul. Ce qui ne signifie pas «orgie débridée» mais bien «ne rien foutre» Précisons pour les mauvais esprits. Pour bien planifier un pognage de cul, il faut doser soigneusement la quantité de travail et le temps passé dans son boiler suit et ses bottes de sécurité.

Je procède donc à la routine du dimanche dès le samedi après-midi de façon à libérer mes gars pour le dimanche après-midi puisqu’ils devront commencer leur journée des 03h30. Tout se déroule comme prévu quand… Coup de tonnerre! Le Gypsum King se pointe à l’horizon et se réclame de notre marée de nuit! (Quel idiot peut bien vouloir insister pour attraper la marée de nuit, voulez-vous bien me le dire?) C’est le délire pendant quelques instants.

Ouaiiiiis! Nous allons pouvoir dormir dimanche matin, puis aller faire quelques emplettes (limitées, puisque le dimanche, une heure plus tard dans les Maritimes (donc à 17h40, puisque la marée avance aussi de 20minutes) les magasins encore ouverts à Hantsport (1200 habitants) sont limités aussi) (vous me suivez au travers des parenthèses???).

Remarquez que j’ai mis un point à ma dernière phrase parce que j’étais un peu perdue moi-même, ayant de plus subi quelques interruptions répétées de la part du chef qui trouve toujours quelque chose à me dire quand il passe devant ma cabine…

BREF… Nous supputâmes un peu sur les joies du magasinage dominical tardif lorsque tout s’arrêta! Notre capitaine, affectueusement surnommé «Burak», qui signifie «betterave» en polonais, prit la chose comme une insulte personnelle!

Il se saisit du téléphone, et s’engage alors dans une lutte à finir. «Non mais, quoi, c’est vrai, à toutes les fois que le King et le Baron sont nez à nez, c’est toujours le King qui passe en premier! C’est vraiment trop injuste!!! Je veux ma marée, je veux ma marée!»

Bon joueur, le capitaine du King le laisse passer même s’il attend pour débarquer à Hantsport pour prendre ses vacances. C’est pour ça qu’il voulait bien prendre la marée de nuit : la perspective de vacances l’y poussait… Ceci étant décidé, je renvoie mes gars se coucher de bonne heure (bonne nuit les petits). J’en fais de même, le chef, quant à lui, est déjà au lit.

Ce n’est que ce matin, en me réveillant vers 04h15, que j’ai des doutes. Je regarde par la fenêtre, alors qu’on devrait déjà voir le quai se profiler au loin, c’est le noir total, et nous semblons arrêtés. Je sors aux nouvelles. Je veux dire «je sors de ma cabine» Pas besoin de sortir dehors, notre univers ne s’étend pas aussi loin… Je croise le chef, qui,normalement, devrait encore être aux manoeuvres tant que nous n’avons pas accosté. Coup de théâtre, nous sommes à l’ancre. Trop de vent pour prendre la marée. Et pour nous, et pour le King. Nous sommes à l’ancre côte à côte, j’ai une pensée émue pour mon fitter aux yeux de velours qui est resté là-bas, puis je me recouche pour une autre heure de sommeil.

À 05h30, je me relève et prends mon café. Ma tranquilité matinale est ce pendant troublée par le chef qui, victime d’insomnie, ne s’est pas recouché, qui fume comme une cheminée dans la cabine voisine, et qui me dérange chaque fois qu’il passe pour me parler de boulot. En connaissez-vous beaucoup de boulots où votre boss vient vous achaler avec les points à l’ordre du jour du prochain «management meeting», UN DIMANCHE MATIN, À 05H30???

Je pèse le pour et le contre de notre nouvelle situation : le King a encore une chance de passer avant nous, ce qui me permettrait de recevoir les tuyaux qui nous manquent pour procéder à la réparation de la ligne de ballast (diamètre de 15 cm), puisque le King doit le laisser sur le quai pour nous. Par contre, si cela est, nous serons encore sur la marée de nuit, quoiqu’elle aura avancé de deux fois 20 minutes entretemps. Ce qui nous fait 05h10 au quai, donc 06h10 heure locale, encore trop tôt pour magasiner. Le départ sera à 08h10, pas fort non plus… On moins, on ne se les gèlera pas trop, le soleil sera levé. De plus, moi qui me faisait une joie de recevoir mon courriel, je devrai attendre encore 12 ou même 24 heures…

Le capitaine, victime aussi d’insomnie, se promène de long en large sur le pont arrière, muni de son bonnet à oreilles. Je n’irai certes pas engager conversation. J’entends toutefois la rumeur à l’effet que, ayant gagné son point une fois, il serait prêt à céder la prochaine marée au King. En fait, la raison primordiale est qu’il ne veut pas arriver de nuit à Stony Point, aussi affligé d’une marée incontournable.

L’arrivée de jour à Stony Point permet aussi le départ de jour, et puisque nous devons prendre du fuel à New-York à notre retour, il semble que ça aurait l’avantage de nous mener en plein milieu de l’après-midi. Prendre du fuel de nuit est un cauchemar que je ne souhaite pas à mon pire ennemi!

Nous en sommes là, dans l’expectative. La communication téléphonique va bon train entre notre chef maître et celui du King, dans un polonais émaillé de «kurwa!» et autres jurons typiques à l’endroit de leurs buraks respectifs (Burak est devenu, par extension, le nom générique des capitaines).

Rien n’est encore décidé, encore faut-il que le vent cesse, puis la bataille reprendra. Le temps est suspendu, c’est dimanche, pognons-nous le cul!

10h
Les prévisions annoncent un vent de plus en plus fort dans l’après-midi… Ni le King (sagement à l’ancre à nos côtés) ni le Baron ne rentreront cet après-midi.

12h
Le King chargera pour Baltimore (le port maudit où il n’y a pas de téléphone) et nous pour Stony Point. Il a été décidé que malgré l’égo de notre Burak, malgré les vacances prochaines de leur Burak, malgré l’arrivée éventuelle de nuit à Stony Point, notre cargo était plus pressant que le cargo du King. Donc, nous passerons en premier. Ne reste plus qu’à attendre que le vent se calme. Je m’endors… Je crois que je vais faire un petit dodo du dimanche.

13h
Rien n’est encore sûr, il faut attendre 14h, que Burak consulte le Spanish Mist, le remorqueur de Hantsport, pour savoir si le vent permet l’accostage.

14h
Il est définitivement hors de question que l’on accoste cet après-midi. Je retourne faire dodo.

15h
J’avais préparé mon café, avec ma tasse pré-crèmée sur le comptoir, et cet idiot de messman, la tornade blanche, l’a nettoyée et rangée! Grrrrr…

16h
Burak fait de nouveau les 100 pas sur le pont arrière. Le King est toujours au même endroit.

17h
Allons souper. Encore du steak! Comme tous les dimanches!

18h
Je regarde la TV.

20h
Je vais aller faire dodo.

21h
Zzzzzz.

02h45
DRRRRING! Mon téléphone sonne... « Second! We are testing the gears and there is problem with port side steering gear! » (Second! (c'est moi, ça) Nous testons l'équipement de manoeuvre et nous avons un problème avec l'appareil à gouverner de bâbord!)

03h05
Problème réglé.

03h10
Zzzzzz.

05h
Le quai est en vue, on rentre! CAAAAAAAFÉ!

Nous avons passé avant le King! Nous sommes les meilleurs! Burak jubile et nous grognons...